Les limites des sens tels que la vision, le toucher, le goût et l'odorat dans l'environnement aquatique pour fournir des informations rapides, à longue distance et en 3D, font des vibrations (et des perturbations des flux d’écoulement) un signal extrêmement important pour les poissons. Une détection qui reste opérationnelle quel que soit la luminosité ou la turbidité du milieu.
LES SYSTEMES
Le système auditif des vertébrés est apparu pour la première fois chez les poissons, et ce groupe possède deux systèmes sensoriels indépendants mais liés pour détecter le son.
Le système primaire est le système auditif (l'oreille interne), mais la détection implique également et dans une moindre mesure, le système mécano-sensoriel de la ligne latérale, qui est généralement utilisé pour détecter les vibrations et le débit d'eau 1.
L’oreille interne est composée du saccule, surmonté de l’utricule contenant les otolithes, lui-même surmonté de 2 canaux semi-circulaires. La liberté de mouvement des otolithes dans les fluides de l’utricule ainsi que les mouvements des fluides dans les canaux semi-circulaires permettent l’équilibre et l’orientation tridimensionnelle du poisson dans son environnement 2.
Les poissons ayant approximativement la même densité que l'eau, le son traverse leur corps. Les otolithes, composés de carbonate de calcium, sont beaucoup plus denses que l'eau et le corps d'un poisson. En raison de cette différence de densité, les otolithes se déplacent avec une amplitude et une phase différentes en réponse aux ondes sonores que le reste du poisson. Cette différence entre le mouvement du corps du poisson et celui des otolithes entraîne une flexion des cils de cellules ciliées. Ce mouvement différentiel entre les cils et l'otolithe est interprété par le cerveau comme un son 3.
L’autre système impliqué dans la détection des vibrations est celui de la ligne latérale, avec lequel les poissons mesurent les mouvements relatifs entre leur corps et l'eau environnante au niveau de plusieurs milliers d'organes sensoriels répartis sur presque tout le corps : les neuromastes 4.
La caractéristique du système de la ligne latérale est la division en une population de neuromastes superficiels (SN) et une population de neuromastes canalaires (CN). Tous sont formés de cellules ciliées, ainsi comme le système auditif, c’est le mouvement de cils qui est à l’origine de l’information sensorielle.
Les SN apparaissent directement à la surface de la peau, où ils sont disposés en lignes ou en grappes sur la tête, le tronc et la nageoire caudale. Fonctionnellement, les SN sont des détecteurs de vitesse ; c'est-à-dire que leurs réponses neuronales sont proportionnelles à la vitesse de l'eau circulant autour de la cupule.
En revanche, les CN sont situées dans les canaux sur la tête et le tronc des poissons. Le fluide à l'intérieur des canaux entre en contact avec l'eau entourant le poisson à travers une série de pores du canal. Chez les poissons osseux, en particulier les téléostéens, un CN se trouve généralement entre deux pores adjacents du canal, ainsi les CN fonctionnent comme des détecteurs de gradient de pression, c'est-à- dire qu'ils réagissent aux différences de pression entre des pores voisins.
A l'extérieur du canal, le gradient de pression est proportionnel à l'accélération de l'eau. Ainsi, les CN peuvent également être considérés comme des détecteurs d'accélération des mouvements de l'eau à l'extérieur du canal 5.
La ligne latérale est impliquée dans l'alimentation, la défense, l’éducation parentale, la reproduction et la migration des poissons. Elle leur permet de s'orienter dans l'obscurité 6.
DU GRAVE ou DE L’AIGU ?
Les poissons sont constamment exposés à des sons générés par des sources biotiques (sons émis par leurs congénères ou des proies,...etc.) et abiotiques (moteur, sonde pour notre seule activité, vent, feuilles en surface, courant, etc.). Sous l'eau, le son se propage 4 fois plus rapidement que dans l’air (soit environ 1 482m/s), à la fois sous forme d'onde de pression et de déplacement de particules.
Les pressions acoustiques ne sont que faiblement atténuées dans l'eau, le déplacement des particules diminue rapidement avec l'augmentation de la distance de la source 7. Les données actuelles suggèrent fortement que les mesures des réponses acoustiques chez les poissons représentent à la fois les réponses de l'oreille et de la ligne latérale. Il est donc incorrect de penser que seule l’oreille interne participe à la perception de stimuli sonores dans les basses fréquences 8
Si les plages de sensibilités des deux systèmes coïncident dans les zones basses, leurs limites supérieures sont très variables suivant les espèces :
La ligne latérale est globalement sensible jusqu'à environ 100–200 Hz,
L'oreille interne capte de manière décroissante des fréquences jusqu’à 600 Hz pour les espèces « généralistes » de l’ouïe. Cependant, chez les « spécialistes », la présence d’une vessie natatoire et de structures osseuses (osselets de Weber, reliant la vessie natatoire à l'oreille interne) améliore la sensibilité auditive qui peut s’étendre jusqu’aux fréquences de 1000 Hz 9-10 (ex : carpe), dans les aigus (ex : silure), voire les ultrasons (ex : alose).
Les black bass ont une plage de sensibilité sonore étroite, avec un pic autour des 100 Hz, ce qui est assez faible. L'audition est médiocre au-dessus de 200 Hz et les sons supérieurs à 600 ne sont pas entendus 11. Cette plage d'audition, très orientée sur les graves, est courante chez nos prédateurs et se retrouve chez le brochet 12. Le sandre se démarquerait avec une sensibilité élargie à la limite de l’aigu 13, mais reste comme la perche un « généraliste » de l’audition 14-15.
A titre de comparaison, nous entendons les sons sur une plage allant de 20 à 20 000 Hz. Vous trouverez ci-dessous des liens pour découvrir notre plage auditive et le bruits de quelques leurres :
Lorsque nous évoquons le son des leurres, ce qui nous vient immédiatement à l’esprit, ce sont les billes ou rattles. Mais, n’oublions pas celui qui tente de coller au mieux à la réalité acoustique d’une chasse : le popper ! Dans nos eaux douces, il n’a pas d’équivalent pour imiter une chasse de perche en surface. Limiter l’amplitude et la fréquence des « pop », sans négliger la pause est intéressant en prospection, à l’inverse la récupération rapide est souvent la clé sur des poissons actifs.
Avec les billes, on montera le son dans les grands milieux, les eaux teintées ou lors d’un temps couvert, voire venteux, ceci plutôt en début de saison dans les secteurs à forte pression de pêche. N’oublions pas que nos carnassiers s’éduquent ; des études sur le black bass ont montré qu’en moins de trois mois, il était parfaitement capable de maîtriser une sonorité à risque. La parade : privilégier le naturel.
Le but de nos billes étant de faciliter la mise en alerte des prédateurs, il est essentiel de respecter leurs plages de sensibilité auditives : attention donc aux fréquences trop élevées, inaudibles pour nos carnassiers.
Pour donner quelques pistes :les billes métalliques donnent un son grave et fort, les billes tungstène produisent un son grave, un rattle en plastique affiche un son plutôt médium et un rattle en verre donnera un son aigu. On privilégiera les sons graves sur nos carnassiers, avec une exception le sandre. Si le brochet apprécie les stimulations sonores avec une seule grosse bille métallique, pour cibler spécifiquement le sandre, je privilégie l’utilisation de plusieurs petites billes en recherchant des fréquences plus longues.
Reste aux fabricants à nous indiquer les plages de fréquences de leurs leurres bruiteurs et non bruiteurs !
Que le leurre soit bruiteur ou non, lorsque nous choisissons un shad, un slug, un grub, un jerk, un glider, un lipless, un buzzbait, etc... nous jouons avec les signatures hydrodynamiques des leurres et la sensibilité de la ligne latérale.
LA PERCEPTION DE L’EAU
La ligne latérale permet aux poissons de détecter tout mouvement d’eau dans son environnement proche, la moindre vibration ou perturbation hydrodynamique sera perçue par le poisson.
Les neuromastes superficiels détectent les fréquences basses (2-5 à 10-15Hz) et sont capables de répondre à des courants d'eau très faibles à partir d’une vitesse de 0,03 mm/s et plus.
Les neuromastes canalaires sont plus sensibles aux fréquences élevées (20-30 à 100Hz) et à des modifications de la vitesse du courant de 0,3 à 20mm/s 6-17, avec un seuil de détection (mouvements de type sinusoïdaux) d’amplitudes des oscillations à 0.1-0.5µm 18.
Avec une telle sensibilité, le moindre battement de nageoire sera détecté et analysé, permettant au prédateur de localiser sa proie (y compris en surface), de déterminer sa vitesse, voire de l’identifier 5.
La ligne latérale joue un rôle essentiel au moment de l’attaque du carnassier, lorsqu’il se situe à quelques centimètres de sa proie (max.50-60cm) 6. Ce rôle est même supérieur à celui de la vision, pourtant souvent mise en avant. Des brochets (Esox lucius, E. masquinongy)aveugles sont capables de se nourrir et capturent des proies en mouvements à une distance de 10cm, cette distance est divisée par 3 chez un brochet privé de sa ligne latérale 20-21.De même un black bass privé de la vison modifie son processus d’attaque en réduisant sa vitesse de déplacement et en augmentant sa force d’aspiration buccale, mais reste parfaitement capable de se nourrir 22.
Une petite expérience personnelle en verticale me semble parfaite pour illustrer cette extrême sensibilité de ligne latérale capable de détecter un simple battement de nageoire et son implication dans la décision finale d’attaque via la perception de la signature hydrodynamique d’une proie. Nous étions deux pêcheurs avec le même combo équipé d’une tresse et bas de ligne fluoro identiques. Confrontés à des sandres tatillons, où seule la lenteur et l’absence totale d’animation associées à un finesse légèrement plombé semblaient être la clé dans 10m d’eau. Si le pattern était déjà bien cerné, mon co-équipier enregistrait plus de touches que moi, toujours avec le même leurre sans que le coloris soit primordial : du vert ou du marron peu importe. J’ai fait tourner mes finesses mais rien, impossible d’égaler mon coangler... Sur ces dérives de fin journée, la signature hydrodynamique de l’iris V (Spro) semblait être en harmonie avec la sensibilité des sandres.
Cette faculté de percevoir les modifications hydrodynamiques est également mise à profit par les proies pour assurer une « surveillance » de leurs zones aveugles (
cf. Le Monde des Sens- partie 2) et participe grandement à leur survie. La détection subtile des mouvements d’eau au moment de l’attaque leur permet de tenter une évasion par un mouvement échappatoire rapide. Pour exécuter cette manœuvre, la cible courbe son corps en forme de C, avant de le déployer brusquement dans la direction opposée afin de s'éloigner rapidement du prédateur
23-24.
Face à l’importance des neuromastes, je me permets un petit complément sur la manipulation des poissons dans le cadre du no kill (cf. Le Monde des Sens -partie 1) avec l’importance de protéger le mucus et de limiter les blessures cutanés lors de la manipulation de nos prises : épuisette adaptée, tapis de réception humidifié comme nos mains avant toute manipulation... 😊 Evitons d’en faire des cibles faciles pour les bactéries, les virus et les prédateurs !
Enfin sachez que lorsqu’une proie se déplace, elle crée un chemin de perturbations hydrodynamiques sur quelques centimètres de large derrière le poisson. L’importance de ce chemin dépend de la taille, de la vitesse de déplacement et peut persister de 30 à 300s dans une eau calme à des niveaux de vélocité (vitesse) détectable par la ligne latérale.
Ainsi, nos leurres créent dans leur sillage un chemin hydrodynamique susceptible d’attirer l’attention d’un carnassier en maraude croisant ce signal, qu’il sera capable de remonter sans faire appel à sa vision ou à son audition. Afin de profiter au mieux de ce type de signal, surtout avec des leurres non bruiteurs et dans des milieux calmes, je m’astreins à respecter une prospection en éventail.Mais, j’aime revenir, à la fin d’une série de trois ou quatre lancers,dans la série précédente. Du bord, je procède de la même manière, en débutant au plus près de la berge.
N’hésitez à revenir sur vos lancers, ce n’est pas nécessairement une perte de temps et un prédateur est peut-être déjà à votre recherche !
J’espère que ces trois articles seront bénéfiques à votre compréhension des sens de nos carnassiers.
Profitez de vos instants au bord de l’eau !
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